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ABRICATION INTIME

marche, collecte et fabrication d'espaces poétiques dans la ville

Contexte

 

Atelier artistique conçu et animé auprès d'un groupe de jeunes adultes, dans le cadre d'une manifestation appelée "Rêvons Rue", organisée par La Fabrique des Impossibles (Saint-Ouen).

Durant une année scolaire, La Fabrique des Impossibles a ouvert aux habitants des ateliers de création à disciplines multiples (théâtre, danse, musique, arts plastiques, etc.), dans différents quartiers de Paris et de sa banlieue. La restitution de ses collaborations entre artistes, associations de quartiers et habitants s'est faite sous la forme d'une déambulation dans les rues de Paris, le 9 juin 2012.

"Rêvons Rue", première édition.

Un lieu / Un processus / Une action

 

La Ville

Dans l’étendue structurée, organisée, maîtrisée qu’est la ville, existent des micro-lieux qui échappent au contrôle de l’homme, et qui peuplent, habillent et poétisent ce squelette architectural plus ou moins statique. Par micro-lieux peuvent être entendus : une touffe d’herbe qui pousse entre des pavés sur un trottoir, une citation de Sacha Guitry inscrite au pochoir sur un mur "C’est entre 30 et 31 ans que les femmes vivent lesdix meilleures années de leur vie", le tronc creux d’un arbre qui invite à y dissimuler unsecret, l’auréole d’une bombe de peinture noire dont la coulure est figée dans une goutte en bas d’un mur, une fissure qui zèbre la peinture défraichie et écaillée d’un vieux volet condamné, ou encore la ronde d’objets insolites réunis sur le trottoir d’en face pour se raconter l’histoire extraordinaire de leur maître disparu, à la manière du roman Kétala de Fatou Diome.

Ces micro-lieux, qui bien souvent se dérobent au regard du citadin-marcheur,convergent vers une même direction : l’état poétique de l’espace urbain. Détecter ces fuites poétiques est un des objectifs de cet atelier, s’en saisir pour les révéler à ceux quine les voient pas en est un second. Il s’agit finalement de repérer l’extraordinaire dans la plus ordinaire des choses, de chausser nos lunettes d’enfant pour que le monde nous réapparaisse enchanté.

 

La Marche

C’est à travers l'activité quotidienne de la marche, de l’arpentage ou encore de la flânerie, qu’il sera possible de révéler la poésie urbaine de certains lieux. Paul Ardenne décrit ainsi « La ville dans les termes qui nous intéressent ? Un réceptacle nourrid’actes de présence artistique. Le premier des actes ? La marche, le vecteur de la visite.L’artiste conctextuel est un marcheur doublé d’un promeneur impénitent ». La marche, non plus comme automatisme quotidien mais comme pratique consciente entraîne chez le marcheur une attitude consciente d’être à la ville, et éveille l’observation active de l’environnement ou du territoire qu’il traverse.

Arpenter la ville, c’est aussi trouver, ramasser et collecter des richesses dont regorge l’espace urbain : amas de matières (planches de bois, portes, gravats, etc.) ou regroupement d’objets du quotidien à l’abandon. Autant de trouvailles pour seconstituer au fil des itinérances une panoplie de matières utile à la fabrication de chaque abri.

 

L'abri

Partir d’un lieu réel dans la ville qui parle à notre imaginaire, qui retentit en nous, échafauder autour de lui une histoire, un univers original qui nous ressemble, en investissant et en s’appropriant cet espace pour le révéler au monde à travers notre regard et notre personnalité. Par ailleurs, le but de l’exercice est de se projeter dans ce qui, pour soi, est important de révéler, protéger ou cacher. C’est ce frottement sensible de l’intime avec l’extérieur qui est aussi recherché. Cette construction devra 1) instaurer un dialogue avec la fuite poétique choisie, lui apporter une valeur ajoutée : votre regard ; 2) être essentiellement constituée de matières récoltées et collectées dans la rue ; 3) intégrer dans sa combinaison de matières hétéroclites un objet personnel de valeur ; 4) être comme une seconde peau, accueillir un corps dans une posture déterminée faisant sens ; 5) être itinérante, conçue pour être déplaçable dans la ville.

 

Et comme dans tout projet, l'imprévu a participé lui aussi à l'aventure. Les frabrications d'espaces poétiques se sont mêlées à des interventions improvisées dans la rue. En voici quelques images !

Les Interventions Improvisées

 

Dans la rue Saint-Maur, nous avons rencontré sur le chemin un amas d'encombrants faits de placards, d'affaires de salle de bain, etc. N'ayant aucun outil sur nous, nous avons agencé un espace avec ces matières à disposition dans la rue : l'Espace ouvert à Libertés.

Suivent d'autres interventions.

 

Le Tipi d'Agathe

 

Moi, je voulais faire une cabane, un tout petit truc où personne ne pourrait entrer...

Je voulais créer un espace qui jouerais avec le mobilier urbain, un espace symbolique et inattendu.

Je voyais ça fait de fils tendus depuis 3 points, pour former un triangle.

Et puis, on est parti en balade sur le canal de st denis. On n'avait pas de fils, mais on avait des bouts de bois fins et ambrés, et je me suis dit que se serait parfait pour un tipi.

Un tipi s'est comme un triangle aussi, et ça créer dans la ville un espace bizarre. On ne vit pas sous un tipi dans la ville. Mais nous on joue, on aime bien, dans la ville à faire des pointes de changements, dans la continuité visuelle, pour pas que le regard s'embête.

Il ne restait qu'à trouver un endroit attachant. Un endroit qui n'attendait que ça, un petit tipi.

 

Et puis j'ai vu cette petite poubelle verte, seule au milieu du chemin piéton, pleine de trous et j'ai tout de suite vu ce qu'on pouvait faire avec.

La vue, quand on prenait le décor dans son ensemble, se faisait sur plusieurs plans, le tipi serait coincé dans la poubelle, les deux feraient corps, on oublierait la poubelle, on l'oubliait dans son rôle premier, celui de "mange-déchets"... Et si on reculait on voyait les grues, les immeubles faits de toutes sortes de matériaux, du neuf à l'ancien, des toits plats, des toits usines, pas si haut, et beaucoup de ciel... et le mur devant la poubelle, derrière, le canal, devant, le mur et la poubelle, derrière, le canal, et dans le tipi-poubelle, quelque chose de caché, de presque invisible si on ne veut pas faire attention, une petite bourse au tissu fait de rayures colorés, avec un cadenas et une clé dessinée sur du carton plume.

La clé est tombée au fond du tipi, un tipi pour les souris, pour les petites bêtes, pour les idées...

La clé au fond, comme un trophée..."

L'Espace Intime à guérir, grandir et repartir d'Elena

 

Nous voilà réunies, Christelle, Simie et moi, en cette fin de matinée de juin sur lapetite place St Marthe.

Je suis venue avec presque rien dans les poches pour construire l'abrication intime que j'ai dans la tête, un grand tissu jaune à fleur et le livre que j'ai choisi "Contes àguérir, contes à grandir" de Jacques Salomé, à déposer à la fin de notre chantier sur le lieu.

Me suis dit que la rue et ses habitants et ses monstres avaient plus d'imagination et de matériaux à offrir que moi et c'est vrai. Heureusement les filles avaient ramené l'indispensable que ni moi ni la rue avions à portée de main, agrafeuse, ficelle, marteau et autres outils.

 

Alors nous voilà donc réunies, Christelle, Simie et moi en cette fin de matinée de juin sur la petite place st marthe autour de l'arbre emprisonné d'un grillage (comme il y en a beaucoup à Paris, les pauvres) destiné à accueillir la petite construction que j'ai imaginée.

Voici l'arbre et son grillage, et l'arbre, malgré le grillage a poussé et bien plus haut que le grillage. Accroché à une branche, un petit doudou pend, magique, celui del'arbre sans aucun doute, peut être est ce même lui qui l'a aidé à grandir et à guérir sa tristesse d'être enfermé dans le vilain grillage. Et moi devant ça, vois déjà le petit cocon que j'ai imaginé créer autour de l'arbre, le petit cocon pour se retrouver, se consoler de la peur du monde qu'est si grand, se guérir, se grandir tout dedans pour un jour enfin aller découvrir ce monde qu'est si grand mais qui ne fera plus peur.

Nous commençons alors Christelle, Simie et moi à parcourir les trottoirs alentour pour découvrir ce que la rue a à offrir pour nous aider. Et magie merci encore chère rue, nous trouvons tout ce dont on a besoin grand rouleau de papier tissu blanc, fauteuil en osier, petite étagère en fer... et le gentil menuisier qui travaille son atelier qui nous donne avec générosité tout le bois nécessaire pour construire la structure du cocon, jusqu'à m'emmener dans une adorable cour intérieur (inaccessible pour le simple passant) où il a stocké différentes planches précieusesencore à notre projet.

Et maintenant nous pouvons commencer les travaux, un homme, assis sur un trottoir de la place jusque là, s'approche de nous, s'interroge de notre activité et propose de nous aider. Nous sommes quatre les travaux continuent et avancent vite; et puis voilà maintenant une heure que nous sommes arrivées sur cette fameuse place et nous avons fini. Je dépose le livre que j'ai ramené sur la petite étagère qui pend augrillage.

Une dame qui passe par là, du quartier, nous dit que "si tout le monde faisait comme nous, on s'en sortirait plus et qu'on a pas le droit de toucher aux arbres", on lui dit qu'on touche pas à l'arbre mais au grillage pour faire ce qu'on fait", elle nous répond qu'il faudra se débrouiller avec notre culpabilité". Je ne me sens pas coupable, je suis plutôt fière, les copines aussi je pense, ça m'attriste de voir que ça lui plait pas et puis me dit ensuite que c'est les règles du jeu, l'important est que ça crée des réactions et donc du vivant dans chacun. Et puis déjà une autre dame arrive avec son chien et nous dit que c'est chouette, et que ça serait bien que ça reste pour la fête du quartier de dimanche.

 

On reste là à pique niquer sur le banc d'à coté, quelques temps.

Je remercie les copines de m'avoir aidé, je suis étonné de la rapidité, de la facilité dans laquelle ça s'est fait et de la fidélité entre le résultat fini et ce que j'avais imaginé.

Je pense "merci la rue et merci les gens" dans ma tête.

Je reviendrais (et les copines avec peut être).

L'Installation-Patates

 

Et patati, et patata

Le vendredi 6 juillet 2012, rue Saint-Maur.

15H13.

Me voilà confortablement installée sur une chaise abandonnée dans la rue Saint-Maur. Je l’ai disposée entre deux scooters à l’arrêt, un peu à l’abri des regards. Ah ouais ? « à l’abri des regards »... Quoique ! s’assoir sur une chaise entre deux scooters, dans la rue Saint-Maur, et écrire dans un cahier d’école, est-cebana-normal pour ne pas susciter quelques regards interrogateurs ?

NORMAL...

Tiens ! Un monsieur vient de passer devant mon spot-observatoire-normal. Il vient de faire le lien entre les patates et moi. Il se retourne, à hauteur de patates, et me fait un signe de pouce. Il sourit. Je lui rends son sourire et le signe de pouce.

Le soleil éclate sur la page blanche et me réchauffe la nuque. Je suis heureuse. Les réactions des gens sont heureuses. C’est fou. Je réalise ce que mettre des imprévisibles dans la rue peut semer comme des plantes dans la tête des gens. Ça germe. Faites germer vos idées... ou plutôt : « semez vos idées dans la rue, elles germeront dans la tête des gens ».

Je ne suis peut-être pas assez dissimulée... Tant pis ! Exposer le bizarre dans la rue. S’exposer, soi et son propre bizarre. Pour une expérience, s’en est une. Je ne suis pas déçue. J’étais loin d’imaginer ça. Les enfants sont très réceptifs à ce genre de bizarreries. Ils ne doivent pas encore avoir chaussé leur paire-de-lunettes-à-voir-la-vie-avec-des-filtres « Bizarre » ou « Normal » ou « Gênant » ou « Réussi ».

Contraste. Des gouttes de pluie, légères, de plus en plus régulières font contraste avec la chaleur sur ma nuque. Ce contraste est bon.

Alors qu’on photographiait notre installation-patates, un monsieur vient vers nous. « ça vous parle ? » demande Elena. « Avec les chaussures, là, on dirait un paysan ruiné qui, ne pouvant plus vivre de ses patates, va se suicider... ». Et il montre la direction prise par les chaussures. « Par là ». « Eh oui, c’est la crise partout », finit-il.

Au coin de la rue, la place avec une construction en bois, avec dedans un jardin aromatique. Des enfants jouent à la balle, et aux dames. Les traces d’un ancien terrain de volley, par terre. Et par terre, dans les coins de ces traces de l’ancien terrain de jeu, les traces d’un passage ancien, festif, artistique, musical, collectif. Heureux, lui aussi. Ces traces nous disent « Rêvons Rue ». En blanc. Blanc couleur paix. Ou blanc signalétique. Comme tu veux. « Et si la place était... » au coin de la rue, derrière. Ses occupants ont un nom : Un sourire de toi et je quitte ma mère et le collectif Cochenko. Les commerçants d’en face ont l’air content de cette installation-patates devant chez eux. Le signe du pouce et le signe de joie dessiné sur leurs lèvres. Ça montre bien, quoi.

Il pleut. Vais-je encore rester longtemps ? Qu’attends-je ? Une action forte. Il pleut plus fort.

Derrière moi, deux mecs avec un appareil photo. Il pleut encore plus fort. Je me tâte encore. Je viens de rentrer sous le porche ouvert, juste en face de mon spot-observatoire-normal. J’ai bien fait : il pleut « grave », comme dirait l’Autre. Et je doute de pouvoir me rassoir après cette pluie. Un des deux mecs est à ma gauche, l’autre est à ma droite. Je suis cernée. Ils parlent photo. Celui de droite dit à l’autre qu’il est preum’s pour la prochaine photo. La pluie se calme, mais toujours pas moye de m’y rassoir...

 

Il est 15h54 et j’écris depuis 40 minutes maintenant. Écrire le fil de la pensée sur un cahier d’école sous la pluie, c’est fascinant. Hum... fascinant.

Les deux mecs attendent quoi, même ? Leur prochaine photo ? C’est quoi ? J’hésite beaucoup à les interroger mais ça risquerait d’interrompre mon dialogue intérieur sur l’extérieur. Non. Le mec de gauche rejoint le mec de droite. Ils sont partis. Ose-je un regard sur leur destination ? Ah ! Je le savais ! Ils sont devant l’installation-patates ! Ils la photographient ! Ils parlent au monsieur qui nous a empruntées la tapisserie aux points bleus pour réparer sa voiture !

Devant le coin de la rue. Ils regardent les photos qu’ils viennent de prendre. J’ai envie d’aller les voir. L’un montre du doigt quelque chose. Une patate, sûrement. Puis, ils s’accroupissent tous deux. Et sous un angle différent, prennent chacun leur photo. Ça va bientôt être trop tard. Je sens qu’ils vont partir. Je sens la pression montrer en moi. Je veux aller les voir. Ont-ils fait le lien entre les patates et moi ? J’ai aussi envie que ce soit eux qui viennent. Merde. Ils se tirent. Je me dirige vers eux.

[…]

J’ai couru vers eux. Ce sont des chercheurs de « scènes de rue », comme ils disent. Toulouse. Acceptent de m’envoyer les images, mais je ne dois pas attendre après. Sont-ils déçus d’avoir eu l’explication à cette « chose cheulou » croisée dans la rue ? À leur place, le serais-je ? Peut-être un peu. C’est parfait d’avoir le champ (de patate) libre à sa propre explication, interprétation des choses cheulous qu’on croise dans la rue. Ils m’ont rapportée qu’un monsieur, qui était avec le monsieur réparateur de voiture, leur avait dit « c’est n’importe quoi de faire ça alors que des gens crèvent de faim ». Je comprends ce discours. C’est pour cette raison qu’on ne fait qu’agencer des choses trouvées dans la rue. Avoir du recul sur ce que c’est que l’art ? Je ne sais pas. Le réparateur de voiture lui a répondu « Mais laisse-les faire leur travail ».

Des jeunes passent devant le coin, l’installation-patates et moi. « Ils sont malades ! ». « Au bled on meurt de faim, sa mère ! ». LES PATATES SONT POURRIES, OH !Oui. Chacun est libre de son interprétation.

Ma chaise trouvée entre deux scooters est vide. J’ai envie de la rejoindre. Mais comme dirait l ‘autre : « par moments, il peut être intéressant de faire l’inverse de ce que l’on désire vraiment ». Alors je vais quitter ce quartier qui est devenu le lieu préféré et sentimental de nos assauts poétiques. C’est l’émotion montée jusqu’à la gorge que je vais quitter d’ici. D’une seconde à l’autre. « NON ! ». « Mais si... ».

Au coin de la rue Saint-Maur, j’ai vécu... 

16H18.

 

P.S. : ça y est ! Je recommence à sourire et le gens me le rendent !

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